Prendre le temps - 茶道


Aimer le thé, c’est embrasser une façon particulière d’appréhender le monde. La tradition japonaise parle de la « Voie du thé » (le chadō - 茶道). Mais nul besoin d’être engagé sur ce chemin-là pour en comprendre les principes, voire en faire l’expérience.

Nuances de la mer ionienne 1, hiver 2017 
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En versant de l’eau chaude dans une théière, je me suis arrêtée hier sur l’expression « prendre le temps ». Curieuse chose si l’on y pense que de devoir « prendre le temps » : prendre le temps à quoi, à qui ? Comme si consacrer le temps nécessaire à accomplir un acte ou élaborer une pensée était une entrave au déroulement « normal » des choses. Or, ne devrions-nous pas considérer, au contraire, plus juste, plus satisfaisant, plus naturel de « prendre le temps » que de « ne pas prendre le temps », agir et penser dans la vitesse voire l’irréfléchi?

Impossible, de fait, pour préparer un bon thé, de ne pas « prendre le temps ». La matérialité du monde et la physique nous en empêchent : il faut sortir les ustensiles, verser de l’eau dans la casserole ou la bouilloire, chauffer cette eau à la température adéquate, mettre la bonne quantité de thé, verser avec délicatesse l’eau sur les feuilles, attendre que se fasse l’infusion, verser la liqueur et attendre parfois qu’elle refroidisse. Et, cerise sur le gâteau, savourer le thé et le partager.

Nuances de la mer ionienne 2, hiver 2017
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Impossible donc de préparer et déguster un bon thé dans la précipitation ou l’impatience, je dis bien un « bon » thé car l’on peut « faire un thé » rapidement mais il sera trop amer ou au contraire fade, et l’on aura toutes les « chances » de se brûler la langue si on le boit trop vite.  C’est un peu comme quand on lit un livre rapidement, on n’en retient alors rien de durable, les idées n’infuseront pas.

De même, et l’on y pense moins, le temps de production d’un thé (la croissance de la plante, le procédé de fabrication) influe considérablement sur sa qualité. Les thés en sachet de la grande distribution sont produits très rapidement.

Ainsi, la qualité « prend du temps » … et tant mieux ! Quel plaisir que de prendre le temps d’écouter l’eau couler, de regarder les petites bulles se former à sa surface, de sentir les feuilles sèches puis humides, de regarder les molécules de la plante changer seconde après seconde l’apparence du liquide, de plonger son nez dans la vapeur odoriférante, de sentir les arômes fugaces dans la bouche.

Comme dans le voyage où le chemin compte autant que la destination, la préparation compte ici autant que la liqueur.

Nuances de la mer ionienne 3, hiver 2017
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Machines et capsules express à la mode et très coûteuses, accompagnées de belles publicités, sont aux antipodes de la voie du thé. Tout comme le bain d’accélération dans lequel nous sommes plongés quotidiennement avec son cortège d’«éléments de langage» (horrible expression qui nous rappelle la novlangue de George Orwell) : rapidité, efficacité, flexibilité, réactivité, connexion, croissance, le temps c’est de l’argent, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. La connectivité tous azimuts nous déconnecte de nous-mêmes, du temps le plus fondamental, celui de la respiration, des battements du cœur, de nos horloges circadiennes, du cycle du jour et de la nuit, des saisons, des nuances.

Pourquoi ne pas appuyer sur « pause », saisir une luciole au creux des mains, observer un flocon de neige, écouter le vent, sentir une feuille de menthe ? Boire un thé.